Certes, il est tout à fait légitime et respectable de rendre hommage aux personnalités marquantes de notre village : le docteur François PITTI-FERRANDI, le professeur Simon-Jean VINCIGUERRA, et quelques autres, méritent d’être honorés comme il se doit. On peut même, d’une manière tout aussi sympathique, écrire sur des personnes vivant actuellement dans notre commune ou au dehors, et qui méritent, assurément, tous les éloges qu’on leur décerne.
Je voudrais, pour ma part, évoquer la mémoire de celui qui, pendant plus de trente ans, contribua à instruire et à éduquer les enfants et adolescents dont il avait la charge. Cet homme, l’instituteur, u maestru, s’appelait Pierre Paul GIORGI. C’était mon père.
Il naquit le 23 août 1911 dans la maison familiale située au hameau du Vadu. Son père Marc Xavier, cordonnier de son état, et sa mère née Marie Dominique SAVIGNONI, l’élevèrent dans le respect des valeurs de la Corse d’autrefois. En 1922, la famille s’agrandit avec la naissance d’une petite fille, Anne-Marie (Anna).
Ses premiers souvenirs remontent à un certain jour du mois d’août 1914. Des dizaines de jeunes hommes partent en chantant combattre l’ennemi sur les fronts du Nord et de l’Est de la France. Une trentaine d’entre eux ne reviendront pas. Marc Xavier fera toute la guerre, sera blessé en 1915 aux Eparges, près de Verdun, et ne rentrera en Corse que quelques jours avant l’armistice du 11 novembre 1918. Ce jour là, Pierre Paul, âgé de sept ans, traversa le village en liesse, accompagné de son père, qui lui fera boire quelques gouttes d’eau de vie, pour fêter la fin du cauchemar et le retour à la paix.
Son instituteur, le maître LUCCIONI, décela chez l’enfant des aptitudes remarquables et intervint auprès de ses parents pour qu’il pût poursuivre des études secondaires. Ces derniers, de condition très modeste, consentirent des sacrifices et l’inscrivirent au lycée de Sartène, baptisé plus tard Georges CLEMENCEAU. Mon père étudia dans cette ville pendant trois ans, et obtint en 1927 son Brevet d’Enseignement Primaire Supérieur. Se rendre à Sartène, dans les années vingt, n’était pas chose aisée. Il fallait d’abord aller à Alistro à pied ou sur une carriole pour prendre le train jusqu’à Ajaccio, avec un changement à Casamozza. Ensuite un car transportait les voyageurs jusqu’à Sartène. Toute une expédition !
Puis ce fut l’entrée dans la vie professionnelle. De 1929 à 1931 il est instituteur intérimaire à Chiatra, puis à Pietra en 1931-1932. Il est ensuite nommé instituteur stagiaire à Murato durant l’année scolaire 1932-1933 et titularisé la même année. Il commence l’année scolaire 1933-1934 à Pietra et la termine à Chiatra. Il effectue encore une année à Chiatra (1934-1935) et finalement est nommé à Pietra di Verde le 31 octobre 1935. Il enseignera à l’école de notre village pendant trente et un ans, jusqu’à la date de sa retraite le 25 septembre 1966. Il a alors 55 ans.
En 1940, il fonde une famille en épousant celle qui deviendra ma mère, Pierrette VALERY. Pendant la guerre, deux enfants naîtront de cette union heureuse : Marie en 1941 et François en 1944. La période est tragique, avec l’occupation italienne en 1942-43, les restrictions, la résistance, les deuils nombreux. Le soir on écoute la radio de Londres, en sourdine, pour ne pas être entendus ou dénoncés par les fidèles du Maréchal. Mais on a confiance, « l’aube viendra », comme le dira Churchill dans son discours aux Français.
Après la guerre, l’optimisme revient, avec l’opulence retrouvée. La famille s’agrandit avec la naissance de Marc en 1950 et de Catherine en 1951. Nous sommes au début des « Trente Glorieuses ». Cette période heureuse pour mon père prendra fin en 1980 avec le décès de son épouse, notre mère.
Il eut, néanmoins, l’immense bonheur de voir naître et grandir ses petits enfants : Didier en 1966, Régine en 1967, Christophe en 1969, Sylvie en 1970, Stéphane en 1972, Pierre en 1974 et, ultime joie, sa dernière petite fille, Marie-Pierre, en 1996. Il fut même, cinq fois, arrière-grand père.
Le 18 mai 1999, entouré de l’affection de tous, il s’éteignit dans sa maison et dans le village qui l’avait vu naître.
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Mon père était un enseignant exceptionnel. Ses rapports d’inspections l’attestent. Il était passionné par son métier, essayant sans relâche d’améliorer sa pratique pour que ses élèves pussent progresser et obtenir des résultats. Pour cela il ne ménageait ni son temps, ni sa peine. Je le vois encore le soir après dîner corrigeant les cahiers, préparant ses activités de la semaine, remplissant des fiches de sa belle écriture fine et régulière. Après la guerre, il mit en application dans sa classe les méthodes innovantes du grand pédagogue Célestin FREINET avec qui il fut en relation. Un journal scolaire, L’Effort, fut créé. Il était rédigé, imprimé, et distribué par les élèves, qui avaient en charge également la coopérative de l’école et qui entretenaient une correspondance avec des camarades d’autres classes du continent. Ces pratiques modernes permirent à la plupart des écoliers de progresser dans toutes les disciplines et d’éviter l’échec scolaire. Mon père me racontait que certains enfants qui, au départ n’aimaient pas trop l’école, demandaient à rester le soir après la classe pour terminer le travail commencé dans la journée.
Une certaine propagande prétend que les instituteurs corses interdisaient à leurs élèves de parler leur langue maternelle. Mon père qui pourtant était un « hussard noir de la République » faisait naturellement sa classe en français, mais n’a jamais interdit à ses élèves de parler corse, bien au contraire. Avec ses enfants il ne parlait que corse, langue qu’il maîtrisait admirablement bien, comme tous les hommes et les femmes de sa génération. Dans sa classe il nous apprenait, bien sûr, l’histoire de Vercingétorix et de Louis XIV, mais nous parlait aussi de Sambuccucciu d’Alandu et d’Arrigo della Rocca. (cf. l’Effort n°7-8 d’avril-mai 1950).
Cette carrière exemplaire fut reconnue et récompensée par l’Education Nationale. En 1967, il fut fait Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques.
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En dehors de l’école, mon père menait une vie simple et tranquille. A la retraite depuis 1966, il passait ses journées à lire, à écouter de la musique, à bricoler aussi.
Mon père était un autodidacte. Il s’intéressait à tout. Il avait, par exemple, appris la radio. Il était capable non seulement de réparer les postes tombés en panne, mais aussi de les fabriquer. Sa curiosité était insatiable.
C’était un mélomane averti, qui pratiquait avec aisance un instrument réputé difficile, le violon. Il adorait l’opéra, surtout l’italien et le français. Il vénérait les grands chanteurs du passé, Caruso, Chaliapine et tant d’autres, avec une prédilection particulière pour nos superbes ténors corses, César Vezzani et Gaston Micheletti. Mais celui qu’il admirait par-dessus tout était le splendide Georges Thill, qu’il avait eu le bonheur de rencontrer à Paris, à la Maison de la Radio, en 1973.
La lecture était une autre de ses passions, ses goûts éclectiques. Il connaissait naturellement les grands classiques de la littérature française et étrangère, et savait raconter avec un talent consommé les aventures du Don Quichotte de Cervantès à un public captivé. Il appréciait la poésie de la Renaissance et du XIXè siècle, mettait Flaubert au dessus de Zola pour la perfection de son style, et ne dédaignait pas les romans de Maurice Leblanc ni ceux de Georges Simenon.
Au premier abord mon père pouvait sembler un peu austère, et avait la réputation d’être sévère dans sa classe. Mais ceux qui le connaissaient bien savaient qu’il avait un cœur d’or. Il aimait sa famille, passionnément. Il avait une affection toute particulière envers son beau-frère Cantone VALERY et ses cousins Louis CASANOVA et Mathieu SAVIGNONI, hommes de cœur, francs et loyaux, qu’il considérait comme des frères, et qui la lui rendaient bien.
Mon père était la droiture et l’honnêteté personnifiées. Je sais qu’il a été sollicité à maintes reprises pour être candidat aux élections municipales. Par sa rigueur intellectuelle, sa rectitude morale et sa probité sans faille, il eut fait, à n’en pas douter, un excellent maire. Mais il eut la sagesse, lui, de refuser ces propositions. Il savait sans doute que, pour arriver à ses fins, c'est-à-dire pour être élu, tous les coups sont permis, qu’il faut utiliser la ruse du renard et la force du lion, comme le préconisait le regretté MACHIAVEL et comme le conseillent certains sages d’aujourd’hui. Mais lui était incapable de telles bassesses, il était incapable de donner sa parole, puis de la reprendre sans vergogne, il était incapable de trahisons et de fourberies. Et c’est pour cela que je l’admire, que je le respecte et que je l’aime.
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Voilà qui était Pierre Paul GIORGI, u maestru, mon père, mon exemple. Parfois il m’arrive de rencontrer quelques uns de ses anciens élèves, aujourd’hui octogénaires. Ils me parlent de lui. Ils ne me disent pas, comme certains, hypocritement, qu’ils avaient beaucoup d’estime pour lui et pour sa famille. Non, ceux-là sont sincères et lorsqu’ils évoquent sa mémoire avec émotion on ressent tout le respect, toute la gratitude, toute la vénération qu’ils lui portent. Et moi, dans ces moments là, je me sens, plus que jamais, fier d’être son fils.
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